San Degeimbre et l’ »Air du temps » ne sont pas épargnés par la crise. Interview à bâtons rompus avec un chef qui ne veut plus entendre parler de globalisation.
A l’ « Air du temps », tout est calme. Deux ou trois collaborateurs sont encore là, pour s’occuper du potager essentiellement. La nature n’attend pas ! C’est dans la grande salle de son restaurant, vidée de ses tables, que San Degeimbre nous a reçu pour une discussion à bâtons rompus sur la crise et ses conséquences pour les restaurateurs.
Etes-vous inquiet pour vos restaurants ?
Je suis inquiet pour les personnes qu’on emploie. Ce sont 85 collaborateurs qui risquent de se retrouver sur le carreau. 40 personnes ici et 45 dans les 5 autres restaurants. Mon idée est d’employer tout le monde. Nous allons recommencer à vitesse réduite, donc tout le monde sera à mi-temps. J’ai dix scénarios différents pour la reprise. Tout dépend de ce que le gouvernement va décider. Nous prendrons le scénario qui collera le mieux. Comme on a l’habitude de le faire dans la restauration : on s’adapte à la situation.
Vous avez deux étoiles, et plusieurs restaurants. Est-ce que ce n’est pas plus facile pour vous ?
Nous sortons d’une année 2019 exceptionnelle et le début 2020 a été tonitruant. Sinon je ne vois pas comment nous aurions les moyens de rouvrir. Nous allons devoir nous battre, il faudra un ou deux ans pour nous relever. L’investissement ici est colossal. 100 millions d’euros ! Les aides de l’Etat sont essentiellement des reports, qu’il faudra payer un jour. Donc on essaie de ne pas trop en abuser.
On peut donner l’impression, parce que nous avons pignon sur rue depuis longtemps, que la trésorerie suit. Mais ce n’est pas vrai. Nous travaillons bien notre communication pour remplir notre restaurant tous les jours. Et le but n’est pas de se remplir les poches, mais de pouvoir faire vivre toutes les personnes qui travaillent ici. Mais nous ne sommes pas plus à l’abri que les autres.
La crise a révélé que la fragilité de nombreuses entreprises de la restauration. Pourquoi ?
La restauration est un travail de mercenaire ! On attend les clients pour pouvoir investir un peu. Plus de 50% des restaurants sont en flux tendus. Je pense énormément à mes collègues qui sont déjà à la limite du rouge.
On dit que la restauration et la gastronomie ont du souci à se faire pour demain. Moi je ne pense pas de la même manière. On a isolé les gens de plus en plus, et ce n’est pas dans la nature humaine. Ils auront encore besoin de se distraire, mais dans des expériences de grande valeur.
Pensez-vous, comme beaucoup le disent, qu’on est à un moment charnière, que les choses vont changer ?
Ce qui est génial c’est que c’est presque une évidence pour beaucoup que cela va changer. Et j’aimerai que ce soit le cas. Mon idée de l’évolution, c’est un restaurant qui remplisse énormément de valeurs : durabilité, zéro déchet, et des valeurs humaines. J’ai mis sur pied un restaurant qui peut accueillir 60 personnes. On est passé de 60 à 50 puis à 45. Et si demain on me dit qu’il faut faire pour 30 personnes, tant mieux, c’est mon idée de l’évolution : faire moins, mais plus juste, et offrir une expérience complète à mes clients. La majorité des gens qui viennent chez nous sont déjà sensibles à ces valeurs. J’espère que d’autres personnes le seront désormais.
Comment voyez-vous la reprise ?
Depuis que je suis dans la restauration, j’essaie que les temps de travail et les salaires soient respectés, mais c’est impossible. Aujourd’hui, dans le modèle d’affaire des restaurants, il est impossible de pousser les curseurs au bon endroit pour que ce soit juste. Mon idée pour l’avenir est de parvenir à rester dans les 39 heures de travail, avec un salaire décent et de continuer à faire vivre le restaurant. Ce sont trois choses qui paraissent complètement improbables. Et pourtant c’est ce que je voudrais faire.
Nous allons donc recommencer à mi-temps, ne faire que les soirs. L’idée du panier à emporter fait toujours sens (les paniers à emporter ont été lancés par San Degeimbre fin avril, n.d.l.r.). Je peux aussi continuer à faire nos pains. Et j’imagine avoir petit shop où les gens pourront venir chercher leur pain et d’autres produits que nous sélectionnons. Cela permet d’avoir à nouveau une proximité avec le village.
Les restaurants haut de gamme ne vont-ils pas s’adresser à une élite de plus en plus restreinte ?
J’entends beaucoup de mes collègues dire que les gens ne vont plus rester à table avec un menu huit services. Ca reste une question de choix. Si vous éliminez cette option, les gens vont la réclamer.
Mais il est important de développer aussi une autre offre, qui privilégie la proximité, le local. Pourquoi ne pas servir les lunches dehors, en été, dans un schéma complètement différent. Le soir en étant plus gastronomique, dans l’expérience immersive. Et un petit shop pour venir chercher ses produits.
Vous n’avez pas peur d’écorner votre réputation de double étoilé avec ces projets ?
C’est quelque chose qui ne m’a jamais tracassé. La clientèle qui vient chez nous est loin d’être la clientèle stéréotypée des restaurants étoilés. C’est dans la diversification et la personnalisation que je vois l’avenir. Je ne veux plus penser global.
Photo du haut: Laetizia Bazzoni